Désobéir à la loi injuste, un droit ou un risque nécessaire ?

Dire que la loi est toujours juste relève de la fable. L’histoire, elle, regorge de moments où la légalité a été synonyme d’infamie, et où désobéir relevait d’un devoir plus que d’une option.

« La désobéissance civile ne peut être justifiée dans une démocratie que si l’on reconnaît qu’un système politique ne repose pas uniquement sur le respect du vote majoritaire, mais aussi sur le respect des droits de l’homme et de la protection des minorités. »

Cette idée, loin d’être marginale, a été défendue par des penseurs majeurs : Hannah Arendt, Jürgen Habermas, John Rawls. Le général de Gaulle en a donné un exemple retentissant : il a choisi la résistance, alors même que l’Assemblée nationale, en 1940, offrait les pleins pouvoirs à Pétain, qui s’est compromis avec un État antisémite et fascisant.

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Désobéir, ici, ce n’est pas un caprice. C’est une manière de rappeler à l’ordre les fondements mêmes de la société, quand ceux qui gouvernent les piétinent. Sur le plan philosophique, cette révolte incarne un droit légitime. D’un œil sociologique, elle prend la forme d’une action collective, non violente, qui s’inscrit dans le champ du politique. Refuser une loi injuste, c’est une décision réfléchie, prise en pleine conscience, qui vise à changer la règle plutôt qu’à simplement la contourner. Lorsque les mécanismes de contrôle démocratique échouent, il ne reste parfois que la désobéissance pour maintenir la dignité politique.

Là où la désobéissance crée elle-même du droit, elle affirme une fidélité à la justice avant même de s’opposer à l’ordre établi. Elle s’inscrit parmi les actes collectifs qui, sans elle, laisseraient la vie politique s’étioler. Elle n’a rien d’un luxe : c’est une nécessité vitale, un geste pour préserver l’unité, le progrès et le sens. Face à la tendance naturelle des institutions à abuser de leur pouvoir, la désobéissance civile devient un rempart.

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La vision de Arendt, Habermas ou Rawls s’éloigne des postures individuelles, du type « faire le malin » ou « briser le système ». Elle se distingue aussi de Socrate et Thoreau, qui plaçaient la cohérence avec leur conscience au-dessus de toute action collective. Chez eux, la question de l’obéissance ou de la désobéissance relève de la morale personnelle. Mais pour Arendt, agir ou refuser d’agir, c’est d’abord une affaire d’équilibre intérieur, pas une stratégie politique.

On peut rapprocher cette idée de la révolte camusienne : une exigence de justice née du sentiment d’en être privé. Pour Camus, exister passe par la révolte, mais celle-ci doit reconnaître ses propres limites : elle s’arrête là où commence l’humanité de l’autre, même celle de l’oppresseur. Outrepasser cette frontière, c’est retomber dans l’injustice que l’on voulait combattre.

Camus s’oppose à Sartre, qui voyait dans la violence révolutionnaire un moyen justifiable pour atteindre un avenir radieux. Camus, au contraire, rejette toute finalité obtenue par des méthodes iniques ou brutales. Comme le rappellent Trottier et Imbeault, l’humanité véritable ne se situe pas dans un futur hypothétique, mais dans l’instant présent. Camus préfère la révolte, qui se contente de refuser l’inacceptable, à la révolution, qui prétend refonder l’ordre social, mais finit toujours par se retourner contre l’humain. La révolution, à force de viser l’efficacité, piétine l’esprit qui l’a fait naître. Selon Camus, l’échec ultime de l’idée révolutionnaire, c’est qu’elle finit par étouffer toute forme de révolte.

Même si ce choix peut sembler extrême, même s’il va jusqu’à enfreindre la loi, désobéir ou se révolter s’apparente à une démarche profondément humaniste, qui relève plus du réformisme que de l’anarchie.

Regardons la réalité contemporaine. Aujourd’hui, peut-on encore prétendre exercer notre citoyenneté alors que l’économie et la politique sapent les fondements de la République, liberté, égalité, fraternité, laïcité ? Ces principes sont quotidiennement malmenés par ceux qui détiennent le pouvoir. Le jeu politique semble faussé, le vote impuissant à peser sur le réel. Nous sommes témoins d’une scène où les prédateurs avancent masqués, distordant la vérité jusqu’à l’absurde. Les grands groupes privés, adeptes du néolibéralisme, orchestrent ce grand théâtre de l’impuissance. Ils promettent monts et merveilles, mais à quel prix ? Le contrat est faussé, presque faustien, et il ne tient qu’à nous de refuser cette mascarade.

Liberté, égalité, laïcité : ces piliers vacillent. Nos libertés sont rongées par des systèmes de surveillance qui échappent à tout contrôle démocratique, portés par des institutions de plus en plus répressives. L’égalité ? Comment la défendre quand 1 % de la population détient près de la moitié de la richesse mondiale ? La laïcité n’est plus qu’un prétexte, dévoyé par des extrémistes pour stigmatiser, bien loin de l’idéal ouvert, généreux, porté jadis par Jean Jaurès ou Aristide Briand. Ce sabotage quotidien alimente les crises majeures : dérèglement climatique, montée des extrémismes, creusement des inégalités, perte de confiance dans la politique, impasses du néolibéralisme.

Dans ces circonstances, désobéir n’a rien d’un caprice : c’est une exigence. Refuser les mots d’ordre des politiques qui s’enlisent dans des oppositions caricaturales, incapables de penser au-delà de slogans vides comme « islamogauchisme » ou « réunions racialisées ». Refuser de se laisser manipuler par les médias qui privilégient le clash et la désinformation au service d’intérêts privés. Refuser la résignation face à une économie qui tourne à vide, incapable d’inventer ou de s’affranchir d’une dépendance grandissante envers les États-Unis et la Chine.

Ce sont dans la désobéissance civile et la révolte, telles qu’Arendt ou Camus les ont pensées, que réside peut-être la seule voie pour retrouver un sens collectif. Un instrument politique ultime, à sortir de l’ombre quand tout vacille, pour rendre leur poids réel aux valeurs que l’on croyait immortelles.